Pensées délirantes : ce que cette expérience m’a appris
À l’aube de ses 30 ans, Anna (1) perd sa grand-mère, celle qui l’a élevée. Sur le plateau d’un film où elle travaille alors comme assistante, un jour, tout dérape : des pensées qui s’emballent, une énergie qu’elle ne maîtrise plus, des mots qu’elle lance sans filtre. Pour Plein Espoir, elle raconte ce moment de bascule progressive où elle s’est peu à peu sentie invincible mais aussi étrangère à elle-même, loin de la jeune femme douce et discrète qu’elle avait toujours été. Cet épisode de délire a changé quelque chose en elle. Elle s’est découverte plus audacieuse, plus affirmée, plus intense. Et si cette expérience reste l’une des plus difficiles qu’elle ait traversées, elle fait aujourd’hui partie d’elle. Comme si cette expérience l’avait rendue plus forte, et surtout plus connectée aux multiples facettes de son identité.
À cette époque, je travaillais dans le cinéma. C’était mon premier poste dans le domaine que je rêvais d’intégrer, et je m’y donnais à fond. Malgré quelques épisodes compliqués dans mon enfance et mon adolescence, ma vie semblait, à ce moment-là, relativement stable. J’avais un travail qui m’intéressait, des amis, des proches, de quoi avancer sans trop me poser de questions. Pourtant, un mal-être subsistait. C’est pourquoi j’ai décidé d’entamer une psychanalyse, pour creuser des sujets enfouis. Au même moment, l’état de santé de ma grand-mère s’est rapidement détérioré. Lorsqu’elle est partie, ce fut un choc, j’étais comme figée et je me suis réfugiée dans le travail en même temps que j’ai augmenté ma consommation de cannabis. Les premières semaines, j’ai tenu bon, mais avec la fatigue et la douleur refoulée, quelque chose a fini par lâcher. Au bureau et sur les tournages, je me donnais en spectacle, je parlais trop fort, j’étais convaincue que les scénarios qu’on me faisait lire racontaient mon histoire personnelle. Peu à peu, la frontière entre fiction et réalité s’est effacée.
Ma psychanalyste a perçu avant tout le monde ce moment de bascule. Je me souviens qu’avant mon départ pour un tournage dans le sud, ce fameux tournage où j’ai vraiment déconnectée, elle m’avait dit : « Vous pouvez m’appeler jour et nuit. » Un jour sur ce tournage, après une soirée un peu trop arrosée et plusieurs nuits sans sommeil, mon patron m’a dit : « Ne viens pas travailler. Repose-toi aujourd'hui. » Au lieu de souffler, j’ai mis la musique à fond, fumé des joints, dansé sur le balcon, devant l’équipe avec qui on partageait la maison. J’étais dans mon monde. J’ai même cru qu’il se passait quelque chose entre mon patron et moi, alors qu’il essayait juste de prendre soin de moi.
« Si tu racontes tout, on va t’enfermer pour toujours »
À la fin du tournage, j’ai voulu revenir au bureau, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas montré publiquement mes faiblesses et ma déconnexion sur mon lieu de travail. Je me sentais invincible, comme si j’avais un rôle à jouer, une mission à accomplir. Plus les jours passaient, plus je prenais la parole dans l’open-space sans qu’on me la donne, je critiquais le milieu du cinéma. Je voyais bien que je mettais mes collègues mal à l’aise. Mon patron a fini par me dire : « Là, faut vraiment que tu t’arrêtes. Il faut que tu prennes le temps de faire ton deuil, tu ne vas pas bien » Je me suis enfermée chez moi, à fumer des joints, à lire et à écrire. Le délire m’habitait de plus en plus et j’oscillais entre moments de grande lucidité, de beau et d’angoisse extrême. C’est difficile à décrire aujourd’hui, mais pour résumer, je dirais que j'avais l’impression de comprendre de nouvelles choses sur moi, sur ma vie, sur l’état du monde. Par exemple, je me souviens avoir appelé ma sœur pour lui dire qu’on appartenait à une sorte de groupe « à part », que les enfants endeuillées détenaient un secret que les autres n’avaient pas. Tout faisait sens, tout prenait sens. Jour et nuit, mes doigts tapaient frénétiquement sur le clavier. J’étais persuadée d’avoir des réflexions brillantes, d’être une future auteure à succès. Je voyais encore ma psy deux fois par semaine. C’était une bouée, même si je ne l’identifiais pas comme telle. Ma sœur, dont je suis très proche, s'inquiétait énormément de mon isolement et de mes innombrables logorrhées. Je suis finalement partie vivre chez elle. Je ne sais plus si c’est elle ou moi qui l’a décidé, mais je savais que c’était la bonne décision, je n’y arrivais plus. C’est important pour moi de le dire : même dans la situation la plus difficile, j’ai toujours eu un réflexe de survie. Une petite voix en moi répétait : « Tu es en train de devenir folle, il faut que tu luttes pour ne pas passer entièrement de l’autre côté. »
À ma sœur, à mes proches, je me retenais de dire ce que je vivais à l’intérieur de moi parce que je pensais que si je racontais tout, les flics allaient débarquer et que j’allais être internée. Dans ma tête, je vivais plusieurs « rôles » : la femme amoureuse, la femme littéraires, mais aussi une femme surveillée par les services secrets. J’étais persuadée que la police m’écoutait, que mes proches étaient à la fois avec et contre moi. Le compagnon de ma sœur m’a demandé si j’avais fait quelque chose de grave. Moi, je disais : « Je sais que j’ai fait quelque chose, mais je ne me souviens pas. » À ce moment, je faisais beaucoup de crises d’angoisse, jusqu’à finir un soir aux urgences. À l'hôpital, j’ai réussi à cacher ce qui se passait dans ma tête. J’avais trop peur qu’en le verbalisant, je reste coincée dans cet état, que ça devienne trop réel et qu’on m’enferme pour toujours. Finalement, les médecins m’ont donné de quoi apaiser mes angoisses, et je suis retournée chez ma sœur.
Le temps a dû paraître long, très long, pour elle et mon beau-frère. Qui a envie de vivre avec une trentenaire qui pense réellement que la télé lui parle ? Qui pense qu’elle est à la fois une dangereuse criminelle et potentiellement l’élue devant remplir une mission divine ? J’avais parfois des pensées suicidaires parce que tout était trop intense. Un jour, mon beau-frère m’a motivé à sortir et c’est là que j’ai entendu la foule me parler. Mon identité juive s’est mêlée à mon délire : j’entendais des voix dans la rue qui me traitaient de collabo… Mais comment pourrais-je l’être, moi, descendante de déportés ? Dans ma tête, tout semblait connecté, mais c’était trop lourd, oppressant. Je me répétais : « Je suis un monstre, pourquoi est-ce que je dois endurer tout ça ? »

Rendre les armes et se reconstruire
Dans les jours qui ont suivi, j’ai pris la décision de me rendre à Saint-Anne, d’abord pour protéger mes proches, et puis pour me protéger moi. Je ne pouvais plus supporter tout ce qui m’arrivait et je voulais que les voix dans ma tête s’arrêtent. Parce que j’avais terriblement peur qu’on m’enferme à jamais, j'ai pris la décision de ne pas tout révéler quant à ce qui me traversait, de rester sur mon identité “normale”. J’étais une patiente qui souffrait et j’acceptais l’hospitalisation. À Saint-Anne, on ne m’a pas gardée, on m’a orienté vers une structure plus adaptée à Bastille. Lorsqu’on m’a demandé si je voulais être transférée en ambulance ou y aller à pied, j’ai insisté pour l’ambulance. Je voulais que ce départ soit cinématographique, marquant. Dans ma tête, j’étais escortée par Tom Cruise…
Je me souviens de mon arrivée à Bastille : une attente interminable. L’endroit ressemblait à une prison. Assise, j’attendais, persuadée d’avoir perturbé l’organisation du lieu. Il y avait ce soignant, avec son gros trousseau de clés, qui allait et venait nerveusement. Le bruit des clés me hantait. Quand j’ai enfin vu un psychiatre, accompagné d’une infirmière – « procédure obligatoire » m’a-t-on dit – j’ai tout de suite imaginé qu’ils me trouvaient trop dangereuse. Ce psychiatre, jeune et sympa, m’a semblé différent. Je l’ai perçu comme un allié et je me suis un peu ouverte. J’ai même osé lui demander s’il faisait partie de la police. Une trace de cet échange figure sur mon compte-rendu d’hospitalisation. Ils m’ont attribué une chambre, très sommaire, sans fenêtre, avec une lumière artificielle. Rien de contraint pourtant : c’est moi qui avais choisi d’être là. Mais je pensais qu’on me filmait, que j’étais dans une grande télé-réalité. Ceux qui m’entouraient ? Pour moi, ils jouaient aux fous, mais ils ne l’étaient pas vraiment. Je trouvais leurs comportements trop caricaturaux.
Je me disais : « Non mais attends, ton rôle, là, c’est trop grossier. Tu joues mal le fou. » Il y avait celui qui pleurait après une rupture, l’autre qui tapait sur la table sans raison... C’était trop. Dans ma tête, il y avait cette dualité, ces identités et réalités multiples : est-ce que j’étais une patiente en psychiatrie qui devait avaler ses médicaments ou juste une femme coincée dans un scénario où tout le monde jouait un rôle comme dans “The Truman show” ? Une chose, une seule, restait claire pour moi : je voulais revenir à moi. En finir avec mon délire. On m’a accordé des permissions pour sortir, aller jusqu’aux quais à Bastille ou à la librairie, puis revenir. Mais ça ne me réussissait pas du tout. Dès que je sortais, j’entendais la foule parler de moi. J’étais à présent persuadée d’être victime d’une attaque cyber, que tout le monde avait vu des photos intimes de moi… Le lendemain, je devenais la descendante de Simone Veil. C’était insupportable. MAIS QUI ÉTAIS-JE VRAIMENT ? LE BIEN OU LE MAL ? Et d’abord, selon quel espace temps ?
Quand je suis rentrée chez moi au bout de deux semaines, ça n’allait pas forcément mieux. C’est moi qui ai insisté pour sortir, l’hospitalisation était trop éprouvante, j’avais du mal à rester à ma place. J’ai été suivie quelque temps par une psychiatre en CMP (centre médico-psychologique, ndlr) que j’ai rencontrée après mon hospitalisation. Le traitement médicamenteux commençait à vraiment faire son effet, je sortais peu à peu du délire, mais je n’allais vraiment pas bien. Grâce à ma psychiatre et à mon ancienne psychanalyste, qui ont mobilisé leur réseau, j’ai pu intégrer une clinique privée, où je suis restée deux mois et demi. C’est là que le travail de reconstruction a vraiment commencé.

Retour à soi et réflexions
À la clinique, il y avait un vrai cadre thérapeutique avec des activités de groupe, du sport, des ateliers d’expression… Au début, je trouvais ça ridicule. Puis, j’ai fini par m’y intéresser. Je me suis fait “des amis”. Contrairement à l’hôpital où je voyais les autres comme des caricatures, ici, les gens me paraissaient normaux, sensibles, brillants. Ce collectif m’a portée, dans un moment où j’avais l’impression de ne plus exister. Il m’a permis de me reconnecter à la jeune femme que j’étais, dans le monde “normal” et m’a permis de reprendre confiance en moi.
La clinique a aussi été le lieu où, à force de suivi et de traitements, le délire a fini par se dissiper entièrement, laissant place, hélas, à une profonde dépression. C’était violent de revenir à la réalité. J’avais vécu des choses extraordinaires, effrayantes, mais aussi sublimes, des moments d’éveil, de connexion au monde. Et puis, d’un coup, tout s’est effondré. Revenir à la réalité a été progressif, grâce aux médicaments ajustés sans cesse et au cadre thérapeutique. Quand le délire est parti pour de bon, il a laissé un vide immense. Aujourd’hui, je peux dire que c’est l’expérience la plus dure que j’ai vécue dans ma vie, mais elle m’a aussi beaucoup construite. Elle m’a montré que j’étais beaucoup plus forte que je le pensais. J’ai survécu à ça. Je suis revenue de là où on ne revient pas.
Aujourd’hui, j’ai commencé à écrire sur cette période pour comprendre mon histoire et me la réapproprier. Concernant mon trouble psychique, on ne m’a jamais donné de diagnostic clair. On m’a parlé d’un possible trouble bipolaire et d’ailleurs, chaque jour, je prends des régulateurs d’humeur. Ce qui reste du délire, c’est cette force que j’ai découverte en moi. Parce que cet épisode, aussi violent qu’il ait été, fait partie de moi. Il m’a permis de m’exprimer et de côtoyer plusieurs personnages et personnalités. Longtemps, j’ai été cette petite voix qui doutait, qui s’excusait d’exister. Aujourd’hui, je suis une femme qui s’excuse moins, qui doute toujours autant, mais qui aime être de ceux qui doutent. J’ai enduré des expériences que je croyais insurmontables et je suis parvenu, avec l’aide de soignants, à revenir à moi et à me rétablir. Lors de mon voyage - je l’appelle ainsi - j’ai exploré plusieurs facettes de mon identité et je me suis rapprochée des mes ancêtres. On sous-estime la place de la transmission dans notre identité, on sous-estime tout ce que l’on pourrait être ou ce que l’on est déjà. Je ne sais pas si ce parcours, avec ses ombres et ses éclats, m’a rendue plus lucide sur la personne que j’étais. Mais une chose est sûre : il m’a rendue plus fière de mes valeurs et plus ancrée, face à l’immensité. À défaut de savoir qui je suis, je sais que j’évolue, je sais que je suis en vie et en-celà une réussite pour moi.
(1) : Les prénoms ont été changés afin de préserver l'anonymat des personnes interviewées.
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