Genre et identité : comment accompagner la quête de soi ?
Certaines questions traversent une vie entière. L’incongruence de genre, que certains nomment encore dysphorie de genre, en fait partie. Elle remet en question l’identité, confronte au regard des autres et engage, pour ceux qui la vivent, un chemin souvent complexe, entre affirmation de soi, doutes et parfois nécessité d’un accompagnement adapté. Comment distinguer un questionnement passager d’un besoin réel de transition ? Quels sont les enjeux psychiques et sociaux qui se jouent en arrière-plan ? Pour y voir plus clair, Plein Espoir a rencontré Catherine Doyen, pédopsychiatre, cheffe de service au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, site Sainte-Anne à Paris, et Thierry Gallarda, psychiatre, chef de service adulte et responsable d’une consultation spécialisée sur les questions de genre pour les adultes dans le même établissement. Ensemble, ils décryptent les parcours de ces jeunes en quête d’eux-mêmes et les défis que cela pose à la société.
Plein Espoir : Quand une personne ressent que son identité ne correspond pas au genre qui lui a été donné à la naissance, cela peut créer un décalage difficile à vivre. Comment traverse-t-elle cette expérience et ce qu’elle ressent au quotidien ?
Catherine Doyen : En général, pour les enfants, ce sont les parents qui repèrent des signes et qui s’interrogent. Certains indices peuvent les alerter : un enfant qui préfère certains jeux, qui dit qu’il n’est pas une fille ou un garçon mais de l’autre genre, qui souhaite s’habiller autrement ou qui rejette son corps. Des phrases très simples, comme par exemple : « Je ne veux pas de mon zizi, je veux l’enlever parce que je suis une fille. » Ces comportements peuvent inquiéter les parents qui se demandent si tout est normal et cherchent un avis médical pour comprendre ce qui se passe chez leur enfant et comment ils peuvent l’accompagner. Après, en tant que pédopsychiatre, j’essaie surtout de voir si l’incongruence de genre s’accompagne d’une souffrance, d’un rejet de la famille, d’un harcèlement scolaire, mais aussi d’un trouble du développement, un trouble émotionnel ou du comportement.
Thierry Gallarda : Chez les 16-20 ans, ce sont encore les parents qui nous sollicitent ou viennent nous voir parce que leur enfant, adolescent ou jeune adulte ne va pas bien. Ils ont des difficultés scolaires, académiques ou comportementales, des troubles de l’attention avec hyperactivité dont la prise en soins ne donne pas les résultats escomptés, ils se scarifient, ils ont des épisodes dépressifs, ils développent des abus de substances ou des troubles des conduites alimentaires…Avec le recul, ils réalisent que cette souffrance, exprimée selon des modalités aussi variables est peut-être liée à des questionnements chroniques autour d’une incongruence de genre. Après 20 ans, c’est autre chose : ce sont les personnes concernées qui viennent consulter. Certaines sont en souffrance et souhaitent qu’on les aide à comprendre ce qu’il se passe, d’autres, sont plus avancées dans leurs réflexions, ont lu des ouvrages spécialisées, rencontré des partenaires associatifs et demandent à commencer un parcours de transition. Il y a donc une grande diversité de parcours et c’est à nous de trouver la réponse la plus adaptée en fonction de chaque situation.
Vous avez tous les deux évoqué les troubles psychiques liés à l’incongruence de genre. Quel est, justement, le lien entre les deux ?
Thierry Gallarda : Les trajectoires sont très variées. Dès 3 ou 4 ans, certains enfants expriment clairement que le genre qui leur a été assigné à la naissance ne leur correspond pas, et si ce ressenti persiste jusqu’à l’adolescence, il est souvent mieux compris et intégré dans la trajectoire développementale. Mais bien souvent, c’est à l’adolescence et au moment des modifications pubertaires que les questions apparaissent, un moment où l’on se cherche et où, pour certains, le décalage avec leur genre ressenti devient difficile à vivre. Ce mal-être peut se traduire par un malaise généralisé avec son corps ou par une aversion pour certains attributs genrés (pilosité, seins…) des difficultés à trouver sa place, de l’anxiété, ou encore des tensions avec la famille quand l’entourage ne comprend pas. Beaucoup se tournent alors vers internet pour chercher des témoignages, espérant y trouver des réponses, mais cela peut aussi entretenir les doutes et la souffrance. Le moment clé, c’est souvent quand la personne met enfin des mots sur ce qu’elle ressent et ose en parler. Après, chacun avance à son rythme : certains ressentent le besoin d’être soutenus par des professionnels, d’autres préfèrent avancer seuls. L’important, c’est d’offrir un accompagnement bienveillant et adapté à chacun.
Catherine Doyen : Chez les plus jeunes, le harcèlement scolaire est un enjeu majeur. Comme beaucoup d'enfants qui questionnent leur genre en sont victimes, ils peuvent vouloir cacher leur ressenti pour éviter d’être exposés, ce qui génère un stress pouvant mener à la dépression. Ces situations montrent qu’un accompagnement individuel ne suffit pas. Une prise en charge pluridisciplinaire est essentielle, avec des médecins, endocrinologues et chirurgiens si nécessaire. Mais en France, ces équipes sont rares, ce qui pousse certaines familles à chercher des solutions ailleurs, parfois hors cadre spécialisé. Il est donc urgent de créer plus de structures dédiées pour garantir un accompagnement sécurisé et adapté.
En tant que psychiatre, comment accompagnez-vous les personnes qui se questionnent sur leur identité de genre ?
Thierry Gallarda : L’accompagnement commence souvent par un premier contact en ligne, avec des demandes plus ou moins précises. J’essaie toujours de replacer la situation dans son contexte. Si un parent m’écrit : « Ma fille Roxane présente une incongruence de genre et veut bénéficier d’une prise en charge spécialisée », je vais chercher à comprendre son parcours : est-elle suivie ? Depuis quand ? Y a-t-il d’autres troubles physiques ou mentaux associés ? Beaucoup imaginent qu’une ou plusieurs consultations spécialisées suffiront à tout régler, mais la réalité est plus complexe.
L’objectif est toujours d’adapter l’accompagnement à chaque personne, en tenant compte de son parcours et de sa situation globale. Ce n’est pas seulement une question d’identité de genre, mais d’équilibre général, pour que la personne puisse avancer dans les meilleures conditions. Récemment, j’ai été sollicité pour une patiente transgenre hospitalisée depuis plusieurs mois pour une dépression sévère, avec des gestes suicidaires répétés. Dans un cas comme celui-ci, mon rôle ne se limite pas à appréhender seulement la question transidentitaire mais à mettre en perspective cette dernière avec l’évolution de la crise dépressive.
Catherine Doyen : Pour les enfants, l’approche diffère de celle des adolescents et des adultes. Le message important pour les familles, c’est qu’il faut attendre. Les études montrent que la majorité des enfants qui expriment une incongruence de genre très tôt ne poursuivent pas forcément ce questionnement à l’âge adulte. Seule une petite part, environ 10 à 15 %, ira jusqu’à la transition. Pour beaucoup d’autres, cette phase se stabilise naturellement, parfois en lien avec une orientation homosexuelle ou une autre construction identitaire.
L’accompagnement vise avant tout à assurer leur bien-être et à éviter qu’ils ne se sentent en souffrance ou en décalage. À l’école, il s’agit de veiller à ce qu’ils évoluent dans un environnement serein, sans rejet ni harcèlement. En famille, l’objectif est d’aider les parents à comprendre et accompagner leur enfant, notamment lorsqu’il exprime des souhaits comme changer de prénom ou porter certains vêtements. Par exemple, je suis actuellement un enfant qui, dès l’âge de la maternelle, a affirmé vouloir être d’un autre genre. Aujourd’hui, en école primaire, son accompagnement repose sur un suivi psychologique, la vérification de son équilibre émotionnel et social, mais sans décision médicale avant la puberté. C’est à l’adolescence, avec les transformations corporelles, que la question d’une éventuelle prise en charge médicale peut se poser, dans un cadre qui évolue encore aujourd’hui.
En quoi l’expertise d’un psychiatre spécialisé dans l’incongruence de genre permet-elle un accompagnement plus adapté qu’un psychiatre généraliste ?
Catherine Doyen : Un psychiatre spécialisé peut apporter un regard clinique plus informé que celui d’un psychiatre généraliste, notamment en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. L’un des enjeux majeurs est d’éviter de confondre l’incongruence de genre avec les conséquences d’un traumatisme, comme un abus physique ou sexuel vécu dans l’enfance. Certains pourraient penser que ce ressenti est une réaction à un événement traumatique et qu’en traitant ce traumatisme, l’incongruence de genre disparaîtra. Or, ce n’est pas le cas. Un enfant ou un adolescent peut à la fois avoir subi un traumatisme et ressentir une incongruence de genre et il s'agit alors d'accompagner tant le traumatisme que l'incongruence de genre. Il est aussi essentiel de ne pas négliger une souffrance psychique sous prétexte que la question de l’identité de genre semble prioritaire.
Le diagnostic en psychiatrie de l’enfant est aussi un défi, car les traumatismes ne sont pas toujours révélés immédiatement. Un jeune patient ne va pas forcément exprimer spontanément ce qu’il a vécu, et un diagnostic trop rapide pourrait passer à côté d’une dimension essentielle de son histoire. L’approche doit donc être équilibrée : accompagner le questionnement sur l’identité de genre sans minimiser son ressenti, tout en explorant d’éventuelles expériences traumatiques sans supposer que la transition serait une réponse au traumatisme. Un psychiatre spécialisé est formé à faire cette distinction et à proposer un parcours d’accompagnement adapté, en évitant des conclusions hâtives qui pourraient nuire au bien-être du jeune patient.
On pourrait croire qu’une transition complète, jusqu’à l’opération, suffit à tout apaiser. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Pourquoi ?
Thierry Gallarda : Quand la transition est bien préparée, avec une évaluation de la situation familiale, psychologique et sociale, elle apporte un mieux-être à la plupart des patients. Mais certains s’attendent à un changement radical, comme si l’opération allait tout régler : leur vie sociale, professionnelle, intime. Or, même si c’est une étape essentielle pour eux, elle ne fait pas disparaître toutes les difficultés. Certains réalisent que leur quotidien professionnel reste le même, que leur vie intime demande du temps pour s’ajuster, ou que l’estime de soi ne se résume pas à l’apparence physique. Après l’opération, il arrive qu’un vide s’installe : « J’ai fait tout ce que je voulais, alors pourquoi est-ce que je ressens encore un mal-être ? » Cela peut être lié à des fragilités sous-jacentes qui nécessitent un suivi psychologique. Pour autant, la plupart disent qu’ils ne regrettent rien. Même si la transition n’a pas tout réglé, elle était une étape indispensable pour eux. Ce n’est pas une fin en soi, mais un chemin qui demande un accompagnement avant, pendant et après.
Après une transition, reste-t-il des traces du genre assigné à la naissance ou une forme de dualité identitaire ?
Thierry Gallarda : Par transition, on n’entend pas “transformation”. Il serait plus juste de percevoir cette démarche comme un processus créatif autorisant une certaine déconstruction de soi pour tendre patiemment vers l’édification de la personne qu’on ressent exister au plus profond de son être, dans sa chair et dans son psychisme. Si la dimension de perte, de deuil de la personne qu’on a pu être est bien présente de même que celle de renaissance après une transition, il serait illusoire de bannir toute trace d’un avant dont le souvenir et les traces psychiques ou physiques viennent au contraire s’articuler subtilement pour maintenir la cohérence de soi.
Certains médecins ont pu imaginer que la “réussite” d’une transition ou à l’inverse le stigma généré par cette dernière dépendait de l’anatomie et du physique de la personne et des performances chirurgicales. Certaines personnes trans, après leur transition, ont une apparence qui leur permet de se fondre socialement dans le genre avec lequel elles s’identifient, tandis que d’autres conservent des traits caractéristiques de leur sexe d’assignation qui rendent leur parcours transidentitaire plus visible. Mais réduire cette question à une simple question d’apparence serait trop simpliste. Or, la réalité est bien plus nuancée. Certaines personnes trans, même avec un physique parfaitement en accord avec leur genre ressenti, continuent d’avoir des questionnements identitaires ou des difficultés d’intégration. À l’inverse, d’autres, dont l’apparence laisse entrevoir leur parcours trans, vivent très bien cette identité et l’assument pleinement. Ce qui compte avant tout, c’est le vécu psychique de la personne, son rapport à son identité et la manière dont elle s’intègre dans son environnement. Autrement dit, un physique en adéquation avec le genre ressenti ne garantit pas forcément un bien-être total, tout comme la présence de marqueurs visibles du sexe assigné à la naissance ne signifie pas nécessairement une souffrance. L’identité est avant tout un cheminement intérieur, et la transition, qu’elle soit sociale, hormonale ou chirurgicale, ne règle pas instantanément toutes les questions identitaires. C’est un processus qui se poursuit bien après les interventions médicales.