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La posture du sauveur : comprendre ses limites pour mieux appréhender sa relation amoureuse

Vouloir que son ou sa partenaire aille bien et tout faire pour l’aider, c’est profondément humain. Mais croire que l’on peut véritablement sauver l’autre, surtout lorsque des troubles psychiques s’en mêlent, peut se révéler illusoire et épuisant. Si la posture du sauveur est animée par une intention généreuse, il faut parfois accepter que certaines blessures ne se refermeront pas et apprendre à poser des limites, pour préserver son équilibre et permettre à l’autre d’avancer à son rythme.

Soutenir la personne qu’on aime quand ça ne va pas, c’est instinctif, évident. Mais parfois, ce besoin d’aider déborde. On ne se contente plus d’être là, on veut sauver, réparer. Cette posture du sauveur pose question : jusqu’où peut-on porter la souffrance de l’autre sans y laisser une part de soi ? Quels sont les dangers émotionnels et psychologiques qui en découlent ? Pour mieux comprendre ce qui se joue dans cette dynamique, chez Plein Espoir on est parti à la rencontre de Roxanne, Matthieu, Anaïs, Benjamin et Sarah qui ont accepté de nous raconter leur histoire (1).

Les ressorts de la dynamique du sauveur 

Roxanne croise pour la première fois le regard de Louis dans un couloir du bureau. Il sort d’une rupture difficile, et son visage, marqué par la tristesse, intrigue la jeune chargée de communication. C’est lui qui fait le premier pas, qui l’invite à dîner. Mais dès leurs premiers rendez-vous, Roxanne perçoit la faille. Louis boit plus qu’il ne parle, et ses silences sont lourds, chargés de cette détresse qu’il a du mal à masquer. Et pourtant, elle persiste. « J’avais envie de lui plaire, de le voir aller mieux. Je pensais que ce n’était qu’une mauvaise passe comme cela arrive souvent après une grosse rupture », se dit-elle, comme pour se rassurer.


Une croyance similaire guide Matthieu, étudiant en BTS graphisme, lorsqu’il rencontre Anaïs, une jeune femme qui lutte contre l’anorexie depuis l’adolescence. Attiré par son esprit vif et son humour décalé, Matthieu tombe sous son charme et il se retrouve à devenir son pilier. Dès le début de leur histoire d’amour, il s’investit et n’hésite pas à annuler ses propres projets pour être à ses côtés, espérant qu’il détient la clé pour soulager ses souffrances.


Sarah, enfin, est amie avec Benjamin depuis dix ans, ils ont l’habitude de partager des soirées et des grands éclats de rire. Quand Sarah se sépare du père de sa fille, ils commencent tous deux à se fréquenter et à tomber amoureux. Mais en partageant son quotidien, l’ami revêt un autre visage. Très vite, Sarah se rend compte que, malgré son rôle de père qu’il assume très bien et un travail très prenant, Benjamin lutte contre une addiction à la drogue. Contrairement à ce qu’elle pensait, sa consommation n’a rien d’occasionnelle et d’anodine. Benjamin cherche des réponses à son mal-être dans la consommation de substances, elle en est à présent persuadée et elle commence à douter. En même temps, s’il y a bien une personne qui peut l’aider, c’est elle. 


Dans ces trois histoires, un mécanisme insidieux semble se mettre en place : celui du sauveur. Cette posture se cache d’abord derrière une bienveillance sincère : on se dit qu'avec notre amour et nos efforts, on peut tout changer chez l'autre, l'aider à surmonter ses difficultés, voire des troubles psychiques auxquels nous ne connaissons finalement pas grand-chose. La croyance sous-jacente est simple : « C’est une noble chose à faire, un défi que je dois relever. » On s'imagine être, d'une certaine manière, « meilleures » ou plus aimables que les autres, parce qu'on se dévoue par amour. Cette dynamique, que certains spécialistes qualifient de « codépendance », place le sauveur dans un rôle où il cherche, sans s'en rendre compte, à combler lui-même un vide intérieur ou parfois même à réparer ses propres blessures. Il nous donne également un rôle, une mission qui permet de mettre de côté nos propres problématiques et d’éviter de lancinantes questions. Qui peut-on être si on n'est pas utile, mieux que ça : vital à l’autre ? Mais voilà : quand le changement qu'on espère chez son partenaire n'arrive pas, ou que les progrès alternent avec des rechutes (ce qui est souvent le cas avec les troubles psychiques), et que la reconnaissance tarde à venir, la frustration finit par s'installer. À l’inverse, un rétablissement parfois inattendu laisse dévoiler une relation déséquilibrée, où s’il l’on ne fait plus figure de sauveur, l’attrait pour l’autre s’estompe.

Un rôle qui a tendance à se répéter

Cette envie de tout résoudre, ce n’est pas nouveau pour Matthieu. Trois ans avant Anaïs, il a tout mis de côté pour son ancienne copine qui avait un trouble d’anxiété généralisée. « À la fin, je n’étais plus qu’une coquille vide », se souvient-il. L’idée de « sauver » l’autre l’a beaucoup frustré, et pourtant, avec Anaïs, il retombe rapidement dans le même piège. Il veut être celui qui fait, celui qui soigne, malgré le recul sur ses erreurs passées. Pour lui, comme beaucoup, il admet qu’il est difficile de lâcher le rôle du sauveur parce qu’il offre une illusion de contrôle et de valeur. D’un autre côté, chaque tentative de réparation fait naître une attente et une dépendance mutuelle. Souvent, le geste de sauver l’autre est illusoire parce qu’il est fait malgré lui, sans même l’interroger sur ses besoins réels, ses désirs ou ses valeurs. C’est comme forcer quelqu’un à aller en thérapie : cela n’a ni sens ni efficacité, car aucun changement ne se produit tant que l'autre n’a pas choisi de s’engager lui-même dans cette démarche.


Chez Roxanne aussi, soutenir et vouloir aider les autres est une impulsion qui remonte à l'enfance. Elle n'hésite pas à réorganiser ses journées, à offrir une oreille attentive, à prêter son canapé pour ceux qu’elle aime. Pourtant, cette dynamique n'est jamais sans retour. Les amies, une fois rétablies ou du moins apaisées, ont tendance à s’éloigner, sans gratitude ni explication, ce qui la blesse à chaque fois. Mais contrairement à Matthieu, la jeune femme refuse d’admettre qu’elle se perd dans cette posture. « Peut-être que je suis une bonne poire », dit-elle, comme pour minimiser la souffrance qu'elle endure. Ce rôle de sauveur, loin d’être un choix rationnel pour elle, répond surtout à un besoin profond d’avoir un impact positif sur l’autre. Mais, loin d’être un acte totalement vertueux, il l’empêche aussi de réaliser que son besoin de reconnaissance reste insatisfait. Alors, elle continue à donner, sans voir que cela la vide peu à peu.

Ne plus culpabiliser des blessures de l’autre

Sortir de la posture du sauveur, c’est admettre qu’on ne peut pas guérir l’autre, en tout cas pas comme on l’entend, que l’amour n’est pas une mission à accomplir et qu’il ne peut se substituer à un accompagnement extérieur. Anaïs le comprend avec Matthieu, qui, dans son élan de bienveillance, veut toujours accélérer les choses. « Depuis qu’on est ensemble, je veux qu’elle aille mieux, qu’elle dépasse ses peurs, et j’ai toujours pensé qu’en l’aidant, elle s’en sortirait plus vite », nous confie Matthieu. Pourtant, Anaïs lui a très vite fait comprendre qu’encourager quelqu’un comme elle à se battre n’était pas la meilleure chose à faire, qu'elle avait besoin de temps. Mais il n’arrive pas à l’entendre :  « Mon amoureux ne peut pas mener le combat à ma place. Et quand on me pousse trop à dépasser mes limites, je peux craquer. Il y a des jours où j’avance, et d’autres où je recule. Oui, c’est frustrant, mais c’est ma réalité. » Matthieu doit accepter une vérité fondamentale : l’amour ne consiste pas à imposer son rythme à la personne qu’on aime, mais d’abord à respecter celui de l’autre, même s’il implique des échecs et des reculs. 


Face aux troubles psychiques, vouloir sauver l'autre peut être rejeté par celui qu'on essaie d'aider. Sarah,  croyant que l'intervention de ses amis ferait réaliser à Benjamin que son addiction est un problème, se heurte à un mur. Ce rejet, souvent incompris par celui qui veut apporter son aide, plonge Sarah dans une vulnérabilité qu’elle n’avait pas anticipée. Elle ne perçoit pas immédiatement que Benjamin considère cette intervention comme une humiliation, un affront à sa dignité. Ce rejet n’est pas une réaction rationnelle, mais un mécanisme de défense face à une souffrance qu’il n’est pas encore prêt à affronter. Pour Sarah, c’est une déception amère, une prise de conscience douloureuse : il est possible que ses bonnes intentions soient perçues négativement. « Ça a été un moment très dur, je voulais être là pour lui, lui montrer que je pouvais être un vrai soutien pour lui, qu’il pouvait s’en sortir avec nous tous. J'ai mis du temps à comprendre pourquoi il avait réagi comme ça et j’étais très triste », se souvient-elle.


Roxanne se retrouve elle aussi dans une situation délicate avec Louis, lorsqu’elle comprend que son état se dégrade. Elle lui suggère de consulter un professionnel, mais sa proposition est tout de suite rejetée. Louis lui reproche d’en faire trop et lui demande de s’éloigner pour respirer. Finalement, il préfère rompre avec elle et l’éviter, au point de ne plus répondre à ses messages. Ce rejet brutal laisse Roxanne désemparée, d'autant qu'elle pensait agir pour son bien. Après plusieurs mois de silence, Louis commence à aller mieux : il sort de nouveau, prend soin de lui. Lorsqu’un collègue lui apprend qu’il a rencontré quelqu’un d’autre, Roxanne se sent comme anéantie. « Il avait rejeté mon aide, alors que j’avais tout fait pour qu’il aille mieux. » Cette situation lui révèle une vérité douloureuse : son désir d'aider, même s’il est bien intentionné, ne pouvait pas s’imposer à Louis. C’est lui qui devait faire le choix de se faire aider. Roxanne se rend compte, à travers cette rupture et son rejet, que parfois, il faut savoir se retirer et respecter les limites de l'autre. Elle comprend que l’on peut être là pour quelqu’un, mais dans une certaine mesure. Ce qu’elle prend désormais en compte pour éviter de se perdre dans les problèmes des autres.

Passer du rôle du sauveur à celui de l’accompagnant

Quelques mois après la discussion avec ses amis et la rupture qui en a suivi, Benjamin propose à Sarah de prendre un café. Il commence par s'excuser pour son silence et lui avoue que prendre conscience de son addiction n’a pas été facile. « Avant, je pensais que je contrôlais tout », explique-t-il. Mais cette discussion, qu’il a vue comme une intrusion, a été le déclic. « C’était trop tôt, je n’étais pas prêt à accepter la réalité. » Après des semaines de réflexion, Benjamin a décidé de se rendre aux Narcotiques Anonymes et de faire une pause dans sa consommation pour comprendre l'ampleur de son problème. Sarah n’avait pas tort, mais il lui a fallu beaucoup de temps pour l'accepter, et ce fut douloureux. Son rejet initial de l’aide n’était pas un manque de gratitude, mais une réaction instinctive face à sa vulnérabilité. Aujourd’hui, ils sont ensemble et avancent avec un nouvel équilibre. Sarah a appris à prendre du recul et à ne plus insister sur son addiction, laissant Benjamin la gérer avec ses thérapeutes. Ils se soutiennent sans pression. Leur relation s’est renforcée, non pas par une guérison rapide, mais par la patience et le respect du rythme de chacun.


De son côté, Matthieu a choisi de prendre du recul, une décision qui l’a aidé à comprendre que son amour pour Anaïs ne devait pas être une mission de sauvetage. Après une décennie de hauts et de bas, il a compris que l’amour ne consiste pas à réparer l’autre, mais à l’accepter dans ses moments de souffrance et dans les moments plus légers. Le temps qu’il a pris pour lui, en décidant de partir marcher quelques semaines alors qu’Anaïs était hospitalisée, lui a permis de réaliser qu’il ne pouvait pas être le seul à porter le poids de la maladie. La décision de se détacher temporairement a été un acte de soin pour lui-même, et paradoxalement, cela a renforcé sa capacité à soutenir sa partenaire. Matthieu a compris que, pour que leur relation survive et qu’ils avancent ensemble, il devait prendre soin de lui. C’est ce qui lui a permis de se réinventer dans cette dynamique de couple : être présent et dans l’accompagnement sans chercher à être le sauveur.


Quant à Louis, il revient finalement vers Roxanne, après des mois de silence, avec des excuses sincères et des explications. Après leur rupture, il a consulté un professionnel, où le diagnostic de dépression chronique a été posé. En deux séances, sa vie prend un tournant, et il entame un accompagnement thérapeutique avec des résultats positifs. Il lui explique qu’il regrette d’avoir été aussi dur avec elle et reconnaît l’injustice de sa maladie envers ceux qui ont voulu l’aider. Roxanne accueille cette reconnaissance, mais l’amour qu’elle portait en elle est parti. Elle l’écoute sans chercher à raviver une relation éteinte, heureuse d’une forme de réconciliation, mais sans illusions sur ce qu’ils ont vécu. Elle sait maintenant qu’aimer ne signifie pas tout porter, surtout face à un trouble psychique. Aujourd’hui, comme ils ont décidé de rester amis, elle l’aide d’une autre manière, avec des frontières plus claires. « Je fais attention avant de trop donner », dit-elle, consciente que l’amour ne justifie pas tout sacrifice.


Au final, prendre soin de quelqu’un qui traverse des troubles psychiques est un défi complexe, qui exige une attention délicate et une capacité à poser des limites, et à reconnaître parfois que nous avons, nous aussi, besoin d’aide de professionnels, aux compétences spécifiques. Ce n’est pas une question de se mettre dans le rôle du « sauveur », de chercher à réparer ce qui échappe à notre contrôle, mais de respecter le rythme de l’autre et de comprendre que l’on ne peut pas tout changer. À travers ces expériences, Roxanne, Matthieu et Sarah ont appris à ajuster leurs attentes, à réaliser que l’amour dans sa forme la plus sereine, inclut aussi le respect des frontières de chacun. Loin d’être une forme d’abandon, ce recul devient un acte d’accompagnement, une manière de continuer à être présent sans se perdre soi-même. Si parfois le processus est lent, que c’est parfois frustrant, il permet aussi de renforcer les liens d’une manière plus juste et équilibrée. Après tout, l’amour ne réside pas nécessairement dans la guérison des blessures de l’autre, mais parfois dans la sagesse de savoir quand se retirer pour mieux soutenir la personne qu’on aime. C’est ainsi que, petit à petit, chacun trouve son propre équilibre, entre soutien, compréhension et respect. 

(1) : Les prénoms ont été changés afin de préserver l'anonymat des personnes interviewées.

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