Trouble psychique et identité : se réapproprier qui l’on est
Qui suis-je ? C’est une question difficile pour tout le monde, mais peut-être encore plus quand on vit avec un trouble psychique. Longtemps, Fabienne Germond – connue pour son engagement en faveur de la santé mentale, notamment dans le milieu professionnel – a longtemps avancé sans mettre de mots sur son trouble anxieux et dépressif, naviguant entre phases de mieux-être et rechutes, entre traitements et silences. Jusqu’au jour où tout a basculé. Pour Plein Espoir, elle revient sur son parcours, son cheminement vers le rétablissement et la manière dont elle a appris à vivre avec son trouble sans le laisser définir qui elle est. Trouver un équilibre, accepter sa réalité, ne plus lutter contre soi-même : autant d’étapes qui lui ont permis, peu à peu, de s’apaiser et de se réapproprier son identité.

Plein Espoir : Comment le trouble psy est-il entré dans votre vie ?
Fabienne Germond : Mon trouble anxieux – anxieux et dépressif, en fait – s’est manifesté dès l’adolescence. J’avais seize ans quand j’ai poussé la porte d’un psychiatre pour la première fois. J'ai aussi pris des traitements, par périodes. Mais la vie continuait. J’ai fait de longues études supérieures, je suis entrée dans le monde du travail. Avec, toujours en arrière-plan, des moments où il fallait un suivi, d’autres où je pouvais m’en passer. Parfois des médicaments, parfois rien. C’était là, en filigrane, sans que je mette un nom ou une étiquette dessus. Une espèce de présence diffuse, ni tout à fait admise, ni totalement ignorée. On me demande souvent pourquoi je n’y ai pas plus fait attention plus tôt, mais je crois que je culpabilisais de ne pas réussir à avancer comme les autres, pas comme j'aurais dû. Et puis en 2008, ma fragilité, qui jusque-là restait un peu en sous-marin, est ressortie d’un coup. Plus moyen de faire comme si de rien n’était.
Plein Espoir : Que s’est-il passé à ce moment-là ?
F. G. : À ce moment de ma carrière, j’avais un poste très axé client, satisfaction, résultats… Un univers ultra-industriel, avec une pression énorme. Au début, ça allait. Et puis, ça s’est dégradé. Une collègue s’est lancée dans une compétition avec moi et en parallèle, mon volume horaire a explosé. Je m’écroulais de sommeil et après deux heures, j’étais réveillée. Mon cerveau était en boucle sur ce que j’avais fait la veille, ce que je devais faire, ce qu’il fallait rattraper. J’étais complètement obsédée par le boulot, les objectifs à atteindre, j’ai perdu l’appétit et à un moment ça a craqué. Un week-end, j’ai fait une grosse crise de larmes et j’étais incapable de bouger. J’ai fini par appeler un psychiatre et j’ai été en clinique de repos pendant plusieurs mois.
Quand je suis sortie, la bataille était loin d’être terminée. J’ai sombré dans une profonde dépression, trois ans d’épuisement, de doutes, d’incapacité à me relever. J’ai dû me résoudre à un arrêt de longue durée. Heureusement, mon entreprise m’a permis d’intégrer un parcours de maintien en emploi. C’est dans ce cadre que j’ai découvert l’association Clubhouse, un espace où l’on sort de l’isolement, où l’on réapprend à exister autrement, où la santé mentale n’est plus un tabou mais une réalité qu’on apprivoise. Ce fut un tournant. J’ai compris, enfin, que mon trouble psychique faisait partie de moi. Qu’il n’était ni un fardeau à cacher, ni une fatalité à subir. Je pouvais choisir la place qu’il occuperait dans ma vie. Paradoxalement, c’est dans la chute que j’ai commencé à trouver mes réponses.
Plein Espoir : Vous dites que le Clubhouse a joué un rôle clé dans votre recherche d’identité. Était-ce parce que, pour la première fois, vous pouviez échanger avec des personnes qui traversaient les mêmes épreuves ? Parce que vous vous sentiez enfin comprise ?
F. G. : J’ai peu à peu investi le champ de la santé mentale, découvert ses acteurs, compris les dynamiques qui le traversaient. Il y avait le monde associatif, le secteur médical, les travailleurs sociaux. Mais surtout, il y avait celles et ceux qui vivaient avec un trouble psychique, comme moi. Ce réseau, cette communauté, ont joué un rôle essentiel. Rencontrer d’autres personnes concernées m’a permis de respirer. J’ai pu poser ma souffrance, la sortir du silence, la mettre en mots. Et cette parole, je l’ai travaillée, affinée. Au Clubhouse, nous avons mené un long travail sur le témoignage : raconter son parcours, poser noir sur blanc ce que l’on avait vécu, mettre en récit les étapes, les chutes, les moments de bascule. Il ne s’agissait pas seulement d’écrire, mais de réfléchir ensemble à ce que ces trajectoires disaient de nous, de nos fragilités, de nos résiliences. Ce travail d’introspection a été fondamental. Il m’a permis, petit à petit, de prendre de la distance avec cette souffrance. Elle est toujours là, bien sûr. Elle fait partie de moi, de mon histoire, de mon identité. Et à partir du moment où j’ai pu la nommer, l’identifier, l’accepter, elle a cessé d’être un poids.
Et puis, au fil des rencontres, j’ai vu d’autres personnes traverser les mêmes épreuves. Certaines avaient des parcours plus lourds que le mien. Ce n’est pas une question de hiérarchie dans la douleur – on ne cherche pas à savoir qui souffre le plus. Mais il y a quelque chose de profondément apaisant à se sentir appartenir à un collectif. À savoir que l’on partage une expérience commune, que l’on peut se reconnaître dans le vécu de l’autre. Cela m’a appris à relativiser, à changer de regard. On passe de je ne peux pas à je peux, malgré tout. Peu à peu, on se décentre. On ne se regarde plus seulement soi-même : on voit les autres, on comprend qu’ils existent, qu’ils avancent, eux aussi. Et cette prise de conscience fait toute la différence.
Plein Espoir : À travers ce travail, considérez-vous que le trouble occupe une place essentielle dans votre identité ?
F. G. : C’est une question que je me suis souvent posée. Au Clubhouse, on travaillait sur la manière de parler de sa maladie, sur le langage à employer, sur la façon dont on se définit. Certains insistaient : on ne dit pas "je suis bipolaire", on dit "j’ai un trouble bipolaire". Une nuance importante pour beaucoup. Mais ce débat m’a toujours dépassée. Dire j’ai un trouble anxieux ou je suis anxieuse, pour moi, ça revient au même. Je ne m’attarde pas sur les mots. Ce qui compte, c’est ce que cela représente dans ma vie. Et pour moi, ce trouble fait partie de mon identité. Il n’est pas toute mon identité, mais il n’est pas négligeable non plus.
Je vis avec. Je l’accepte. De toute façon, je n’ai pas vraiment le choix. Mais l’accepter, ce n’est pas le subir. C’est négocier avec lui, jour après jour. Trouver un équilibre. Alors non, je ne passe pas mon temps à y penser, je n’en parle pas tout le temps. Mais c’est là, en toile de fond. Il faut rester vigilante, ajuster en permanence. Apprendre à se protéger de soi-même, de ses émotions. Apprendre aussi à se protéger des autres. C’est un travail de tous les jours. Pas toujours visible, pas toujours conscient. Mais il est là. Une sorte d’apprentissage permanent, qui continue encore, qui continuera toujours.
Plein Espoir : Quand on vous demande de parler de vous, est-ce que vous évoquez facilement votre trouble psychique ?
F. G. : Oui, assez facilement. Mais ça dépend toujours du contexte. Je ne vais pas en parler à n’importe qui, n’importe quand. J’essaie de sentir si c’est le bon moment, si l’environnement s’y prête. Est-ce que la discussion est propice ? Est-ce que mon interlocuteur est réceptif ? Est-ce pertinent d’en parler ici et maintenant ? Dans mon cadre professionnel, par exemple, je suis à temps partiel et je fais beaucoup de télétravail. De fait, je suis un peu en marge du fonctionnement quotidien de mes collègues. Mon rythme est lié à des problématiques de santé, et là-dessus, je n’ai aucun mal à me livrer.
Récemment, j’ai partagé mon histoire dans un livre de Claire Le Roy Hatala sur les troubles psychiques et le travail. J’ai montré l’ouvrage à mon supérieur et on en a discuté. Par ailleurs, j’interviens parfois pour des sensibilisations en entreprise. Ces engagements nécessitent de m’absenter, mais dans le cadre du mécénat de compétences, ce qui suppose d’en parler à mes responsables. Là encore, j’aborde le sujet sans difficulté.
Plein Espoir : Pour vous, le rétablissement passe-t-il forcément par une forme de paix avec soi-même ?
F. G. : Oui. Après, ce n’est pas tous les jours facile, ni même possible. Il y a des moments où l’on refuse d’admettre, où l’on s’accroche à l’illusion que tout va bien. D’autres où l’on s’effondre, où l’on se laisse submerger par la tristesse. Et bizarrement, ça fait du bien. Se décourager, s’accorder un instant de répit dans la lutte, c’est parfois nécessaire. Mais ce que j’ai appris, c’est qu’il ne faut pas rester dans la plainte ou dans l’immobilisme trop longtemps parce que ça ne mène nulle part. À un moment, il faut réussir à reprendre pied, à retrouver un équilibre.
Moi, quand je suis au plus bas, je m’agace, je bouillonne intérieurement. Mais avec le temps, j’ai compris que ces moments faisaient partie du processus. Ils ne sont pas des échecs, juste des passages inévitables sur un chemin plus long. Le plus difficile, c’est qu’on aspire toujours à retrouver un état d’avant. Comme si le but était de redevenir exactement la personne que l’on était. Mais il faut accepter que cette version-là de soi n’existe plus tout à fait. Le seul moyen d’avancer, ce n’est pas d’effacer ce qui a changé, mais de l’intégrer.
L’acceptation, c’est essentiel. Pas au sens de la résignation ni du renoncement. Ce n’est pas se dire c’est comme ça, je n’y peux rien, ni réduire toute son identité à son trouble. C’est plutôt comprendre qu’il fait partie du paysage, qu’il faut trouver comment composer avec. Et c’est aussi apprendre à être indulgent avec soi. À reconnaître qu’il y aura toujours des jours plus compliqués que d’autres. À comprendre que parfois, ces ralentissements que notre corps nous impose ne sont pas des obstacles, mais des signaux. Peut-être qu’ils sont là pour rappeler qu’on a trop tiré sur la corde, qu’on a besoin d’un pas de côté. Peut-être qu’au fond, le rétablissement, ce n’est pas chercher à redevenir comme avant, mais apprendre à exister autrement.
Vous souhaitez en savoir plus et rencontrer d’autres personnes engagées dans le rétablissement ? Rejoignez les réseaux sociaux de Plein Espoir, le média participatif dédié au rétablissement, créé par et pour les personnes vivant avec un trouble psychique.
Cet espace inclusif est une initiative collaborative ouverte à toutes et tous : personnes concernées, proches, et professionnels de l’accompagnement. Vos idées, témoignages, et propositions sont les bienvenus pour enrichir cette aventure. Contribuons ensemble à bâtir une société plus éclairée et inclusive.