Un jour, mille rôles : mon quotidien avec un trouble psy
Dans une journée, on enchaîne les rôles sans même y penser : parent, salarié, ami, conjoint… Mais quand on vit avec un trouble psychique, tout peut sembler plus lourd. Parfois, la maladie rend difficiles des gestes simples pour les autres. Souvent, il faut cacher sa fatigue, ses angoisses, faire semblant pour rassurer et avancer. Trouver un équilibre entre ce qu’on ressent et ce qu’on montre reste un défi. Pour mieux comprendre comment on jongle avec tous ces rôles, nous avons suivi Alma (1), personne concernée par un trouble bipolaire et maman de deux petites filles. Elle nous raconte une journée de sa vie, jonglant entre les rôles de maman, compagne, femme et patiente, entre doutes, espoirs et petites victoires.
Alma a 35 ans. Elle est la maman de Julia et Anna, trois ans et un an et demi. Avec Fabien, son compagnon, ils ont tous les deux décidé de quitter Nantes pour s’installer dans un village au bord de la mer. Leur maison est petite, mais leur jardin est grand, et surtout, leurs filles peuvent grandir au calme, loin du bruit de la ville. Ce changement de vie, Alma l’a aussi voulu pour elle et ça l’aide à retrouver un équilibre. À 25 ans, on lui a diagnostiqué un trouble bipolaire. Elle souffre également d’endométriose pour laquelle elle attend une opération. Depuis quelque temps, une suspicion de trouble de l’attention et de haut potentiel intellectuel (HPI) soulève d’autres questions sur sa manière de fonctionner et d’interagir avec le monde. Chaque jour, Alma jongle entre ses rôles : maman, compagne, femme, mais aussi femme en parcours de rétablissement, vivant avec un trouble psychique. Ce n’est pas toujours facile, souvent épuisant. Mais elle avance avec force et espoir. Pour Plein Espoir, elle a accepté de partager son quotidien, avec ses défis et ses victoires, dans l’espoir d’apporter du soutien à celles et ceux qui traversent les mêmes épreuves.
10h, patiente : Je ne vais pas mentir : en ce moment, ce n’est pas la grande forme. On m’a dit que c’était courant chez les personnes bipolaires, cette fatigue qui s’installe dès décembre et m’épuise jusqu’en février. Je dors beaucoup, mais jamais assez. Chaque matin, mon corps peine à se lever, mon esprit reste engourdi, comme s’il refusait d’affronter le jour. Heureusement, avec Fabien, on a trouvé un équilibre. Il sait que le matin est mon moment le plus difficile, alors il prend le relais. Il prépare le petit déjeuner des filles, puis les emmène à l'école, ce qui me permet de dormir un peu plus longtemps et de me réveiller à mon rythme. Quand la maison redevient silencieuse, c’est le seul moment de la journée où je ne porte aucun rôle. Je ne suis pas encore la mère qui rassure, la compagne qui soutient, la femme qui tient bon. Je suis juste moi, seule avec ma maladie. Alors, je me prépare un café, je prends mes médicaments – du Valium, pour calmer mes angoisses – et j’essaie d’entrer doucement dans la journée.
12h, travailleuse : Après des études aux Beaux-Arts, que j’ai dû interrompre à cause d’un long séjour en maison de repos et d’une relation amoureuse difficile, je me suis beaucoup cherchée. J’ai exploré plusieurs chemins : la photographie, la scénographie, différents projets créatifs. Mais à chaque fois, le rythme était trop intense, les remarques des collègues trop lourdes à encaisser. Puis l’endométriose est venue compliquer les choses, m’empêchant de travailler pendant des mois.
Aujourd’hui, après une longue période sans activité, je me sens prête à faire quelque chose. Pourtant, ce rôle de travailleuse me coûte énormément. Il faut faire les démarches administratives pour la reconnaissance de mon handicap, apprendre à être ponctuelle, consulter les offres d’emploi, refaire mon CV en essayant de combler les trous, se projeter dans un futur incertain. Ce n’est pas simple. Et même quand un poste m’attire, une question me hante : est-ce que je suis capable de le faire ? Avec ma coach, on essaie d’identifier ce qui me conviendrait le mieux. Faut-il demander une reconnaissance de handicap auprès de la MDPH pour ma bipolarité ou pour mon endométriose ? On ne peut pas faire les deux. Comme s’il fallait choisir quelle partie de moi mérite le plus d’être prise en compte. Pourtant, ces deux aspects de ma santé dictent mon quotidien.
Malgré tout, je continue d’avancer. Je réfléchis à plusieurs options : m’investir dans une association d’aide aux femmes victimes de violences, dans la sensibilisation à la santé mentale, ou bien relancer une activité artistique en freelance. Trouver sa place dans un territoire isolé, même quand on est parti par choix, n’est pas évident, mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai envie d’y croire.
14h, patiente : Avec la fatigue, j’ai beaucoup de mal à me concentrer en ce moment. Alors, j’ai besoin de récupérer. Au début, ça m’inquiétait. Aucun des médecins que je vois ne m’avait parlé de cet effet secondaire, et tous me disaient que tout irait bien. Mais la dernière fois, quand j’ai eu rendez-vous chez le radiologue, je lui ai parlé des médicaments que je prenais : trois Valium et du lithium chaque jour. Il m’a répondu que c’était normal. Normal d’être épuisée. Normal d’avoir du mal à se concentrer plus de quelques heures par jour. En un sens, ça m’a soulagée. À défaut de la faire disparaître, j’ai une explication.
Avant d’aller chercher mes filles à l’école, j’essaie de récupérer un peu. Si je ne trouve pas le sommeil, je bouquine ou je m’allonge, le temps de recharger un peu les batteries. Mais ce n’est pas comme le matin, où je peux être simplement moi-même avec ma maladie. Florian n’est pas loin. Quand il me surprend allongée, je fais comme si ce n’était que pour quelques minutes. Comme si je ne faisais que souffler avant de repartir. J’essaie de cacher que j’aurais besoin de plus. Je souris, je dis que tout va bien, que j’étais juste en train de penser. Puis, dès qu’il repart bosser dans son cabanon au fond du jardin, je continue de me reposer.
16h, masque social : Je commence par aller chercher Anna à la crèche. En général, elle me saute dans les bras, un grand sourire aux lèvres. Je discute brièvement avec les autres mamans, échange quelques banalités. Certaines ont l’air vraiment sympas. Depuis notre déménagement, je n’ai plus mes copines, et l’isolement commence à peser. J’ai beau être habituée à composer avec la solitude, je sais que ça n’aide pas mon moral. Avoir plus d’échanges en dehors de mon couple, pouvoir compter sur une oreille attentive, ça ferait du bien. Mais ici, je tiens mon rôle. Je suis la maman sans histoire, celle qui parle des premiers mots, des goûters d’anniversaire, des petites bêtises des enfants. Jamais je ne me risquerais à parler de mes douleurs, de mon trouble, de ces moments où la fatigue est si écrasante que tout me semble insurmontable. Je souris, je donne le change. C’est plus simple ainsi.
Parfois, je me dis que ça serait plus facile si j’avais des amies qui vivaient les mêmes choses que moi. Je pourrais être honnête, ne pas craindre que l’image que je donne se fissure. Mais ici, dans ce petit village, la santé mentale reste un sujet tabou. J’ai peur de la stigmatisation. Peur qu’on me colle une étiquette, qu’on m’évite, ou pire, que mes filles soient aussi exclues. Je n’ose même pas imaginer les chuchotements : "Les filles de la folle".
Alors, je reste à ma place et je crée du lien social. Une maman comme les autres, ou du moins, c’est ce que j’essaie de montrer. Après la crèche, je récupère Julia à la maternelle. Une dans la poussette, l’autre sur sa trottinette. On rentre à la maison, et c’est l’heure du goûter.
17h, maman investie : Avec mes filles, je suis complètement moi-même. C’est instinctif, naturel. On joue, on rigole, je les regarde grandir et apprendre de nouvelles choses avec bonheur. Même quand je ne vais pas bien, ces moments m’offrent une parenthèse. Pendant ces quelques heures passées avec elles, j’oublie tout le reste. Mon moment préféré, c’est le bain. Elles en mettent partout, ça éclabousse, et on rit aux éclats. Je n’ai pas peur de mal faire, tout se fait spontanément. Et puis, de les voir pleines de vie, ça me rassure. Je me dis que, malgré tout, j’ai réussi quelque chose de beau. Mais il y a aussi les jours plus compliqués. Ceux où j’ai du mal à sortir du lit. J’essaie de faire en sorte qu’elles ne me voient pas trop dans ces états-là. Elles sont encore petites, mais je sais qu’elles ressentent tout. Alors parfois, je fais aussi semblant avec elles. Ou je leur dis que je travaille, pour qu’elles ne s’inquiètent pas.
20h, compagne : Quand les filles sont couchées, j’allume souvent un petit feu dans la cheminée. C’est censé être un moment à deux, un instant de calme avec Florian. Mais je ne vais pas mentir : en ce moment, ce n’est pas simple entre nous. Dès le début, je lui ai tout dit. Que je n’étais pas un cadeau, que je souffrais de bipolarité, que je sortais d’une relation violente qui m’avait laissée en miettes. Il a écouté, il a voulu comprendre. Je crois qu’il ne réalisait pas vraiment ce que ça voulait dire.
Être compagne, c’est un rôle aussi. Et celui-là, je ne pensais pas qu’il serait si difficile à tenir. Cacher ma maladie aux autres, minimiser, j’y suis habituée. Mais avec lui ? Est-ce qu’on n’a pas envie d’être totalement soi-même avec la personne qu’on aime ? Pourtant, depuis quelques mois, je m’efface. Les deux premières années, tout allait bien. J’étais dans une phase stable, et l’amour portait tout. Mais aujourd’hui, je vais moins bien. Et lui… lui ne le supporte pas. Il me reproche de ne pas avancer, de ne pas faire assez d’efforts pour m’insérer ici, pour retrouver un travail. Quand je lui dis que ça ne va pas, il part. Chez sa famille, chez des amis. Avec les filles, il est un père formidable. Avec moi, c’est un peu plus compliqué, même si je sais que ça le fait souffrir de me voir comme ça. Parfois, je sais qu’un simple câlin suffirait. Mais ce n’est plus possible pour lui. Alors, j’ai commencé à mentir. À dire que ça va, à minimiser mes douleurs, mes angoisses. Ce masque est nouveau. Il me pèse. Mais je préfère ça plutôt que de le voir s’éloigner définitivement.
23h, femme en reconstruction : Après le repas et mes derniers médicaments, je me couche vers 23h. En ce moment, je dors plutôt bien. Enfin, au début. Je m’écroule rapidement, puis, vers 2h du matin, mes yeux s’ouvrent d’un coup. La maison est silencieuse, plongée dans l’obscurité. Florian dort. Moi, je suis réveillée, souvent avec ces douleurs au ventre qui viennent me rappeler que mon corps est aussi fatigué que mon esprit. Alors, pour ne pas le déranger, je me lève. J’attrape un plaid et je vais m’installer dans le salon, seule avec mes pensées. Et c’est là que le bilan s’impose, toujours un peu brutal. Ma relation amoureuse est fragile. Ma vie professionnelle est en suspens. Mais il y a mes filles. Elles sont mon ancre, ma lumière. Dans ces moments-là, je pense souvent que je suis un boulet pour mes proches, pour la société. À d’autres instants, c’est tout l'inverse : une vague d’énergie me prend, et soudain, tout devient possible. J’ai envie de tout faire, de tout reconstruire. Et je repense à la journée, à ces rôles que je joue. Maman, compagne, femme en reconstruction, patiente qui doit se battre pour être entendue. J’essaie de paraître équilibrée, de faire comme si je n’avais pas de trouble psychique, comme si tout allait bien. Tout ça m’épuise.
Je sais que je ne suis pas la seule dans cette situation, mais j’aimerais juste être un peu plus moi, sans avoir à composer en permanence avec les autres et ce qu’ils attendent de moi. Après, je sais qu’avant ça, il faudrait d’abord que j’apprenne à m’aimer un peu plus, avec mes variations, mes changements d’humeur, mes élans et mon épuisement. Et puis, je repense aux rires des filles dans le bain, à leurs petites mains qui s’accrochent aux miennes, à leurs voix qui m’appellent dans la maison. Je repense à ces instants où tout semble juste. Alors, même si cette nuit ressemble à d’autres, même si demain apportera son lot de doutes et de combats, je me dis qu’il y aura aussi des éclats de joie, des moments de douceur, et peut-être, au creux de tout ça, un peu de paix. Je retrouve le sommeil.

(1) : Les prénoms ont été changés afin de préserver l'anonymat des personnes interviewées.
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